Ville paysage
Ouvrons les yeux sur l’Acropole.
Ouvrons les yeux sur la place des miracles de Pise.
Ouvrons les yeux sur l’Alhambra et Fatehpur Sikri.
Elles contiennent en elles l’espace des volumes mis en rapport.
Il y a peu de continuité construite.
L’unité se crée par l’espace.
Par la mise en tension.
Enlever un objet, c’est déséquilibrer l’ensemble.
Composition éternelle et d’une modernité sans fard.
Re-questionnons ces modèles remarquables afin de leurs offrir une nouvelle vie, et nous aider à recomposer nos territoires.
Ces mises en rapport sont de l’architecture.
Elles relèvent de notre savoir-faire.
Ces mises en relation, cette pondération des masses, dessinent un ensemble construit qui nous permet de nous repérer, de nous orienter.
Les règles de composition nous sont offertes par ceux qui nous ont précédés.
Tout devient matière à projet.
Tout devient matière à relecture.
Retissons une histoire sans rupture.
Acceptons la continuité d’une histoire à une autre.
La ville paysage apparaît sous nos yeux.
Sa composition, ses outils de travail, naissent de l’histoire.
Nous n’inventons rien. Si ce n’est un nouveau langage.
Point d'équilibre,
Limite composée,
Toile contrariée,
Matière sublime.
« (Le) Paysage, selon moi, désigne ce qui se trouve sous l’étendu de notre regard. Pour les non-voyants, il s’agit de ce qui se trouve sous l’étendue de tous les autres sens. À la question : «qu’est-ce que le paysage ?» nous pouvons répondre : ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé de regarder ; ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé d’exercer nos sens au sein d’un espace investi par le corps. Il n’y a pas d’échelle au paysage, il peut se présenter dans l’immense ou dans le minuscule, il se prête à toutes les matières - vivantes ou inertes -, à tous les lieux, illimités ou privés d’horizon.
S’agissant d’un ressenti (et de sa transcription, par exemple dans un tableau : les premiers paysagistes sont des peintres et non des aménageurs), le paysage apparaît comme essentiellement subjectif. Il est lu à travers un filtre puissant composé d’un vécu personnel et d’une armure culturelle. (…)
Ces constats font du paysage un objet irréductible à une définition universelle. En théorie, il y a donc autant de paysages, à propos d’un site, qu’il y a d’individus pour l’interpréter.
Il existe, en réalité, des situations de partage lorsque la beauté dramatique ou sereine d’un paysage touche de façon égale un groupe assemblé dans le même instant et sous la même lumière au-devant du même spectacle, à la condition que ce groupe partage les mêmes clefs de lecture, la même culture. Mais nul ne saura quelle émotion intime anime chaque individu de ce même groupe. Telle est la face irrémédiablement cachée du paysage. »
Gilles Clément, Jardins, paysage et génie naturel, Collège de France/Fayard
Toile contrariée
Elle est sous nos pieds.
Elle construit les singularités et les accidents.
Elle est celle qu’il faut apprivoiser en premier,
Celle que nous transformons toujours.
Celle que nous devons assagir pour mieux s’asseoir.
«La terre est plate, elle n’est ronde qu’à ses extrémités», expliquait un humoriste. Cette assertion faisait volontairement fi de tout relief - de celui des montagnes comme de celui des collines qui, selon le géographe Pierre Georges, sont la trame de l’histoire de France, cette trame enfouie sous l’épaisseur des infrastructures métropolitaines qui ont, semble-t-il, affranchi l’homme de la surface irrégulière du sol : ascenseurs, élévateurs de toutes sortes, ballons dirigeables, aéroplanes, hélicoptères, jets supersoniques ou fusées stratosphériques... instruments d’une perte progressive de la géopolitique des origines au profit d’une métropolitique foncièrement crépusculaire.
Depuis lors, l’activité urbaine s’est en effet concentrée au bas du relief naturel, au point que la tour a progressivement remplacé la colline, jusqu’à rendre invivable le rez-de-chaussée des avenues livré à l’énergie cinétique des transports, à l’exemple de Shanghai où les tours s’élèvent sur des podiums, en surélévation par rapport au «sol naturel» et qui contiennent les services, les commerces, les loisirs... le tout en étanchéité absolue avec le niveau zéro de la Cité. (...)
Mais revenons, avec notre géographe, sur « le temps des collines ». Pourquoi le relief est-il devenu, au cours des âges, la marque du peuplement rural? Parce que la «colline» est, pour le village, l’image d’une «limite», celle d’une possession et celle d’une protection - collines du soleil, en Provence, avec leurs terrasses, collines des brumes de l’Ouest ou collines des sources du Morvan, collines du plat pays du Nord ou encore de Paris, comme Montmartre, Montparnasse ou le mont Valérien. (...)
Paul Virilio, Ville Panique, Ailleurs commence ici
Limite composée
Elle est celle qui dessine le contour, le podium.
Elle est soit limite soit socle.
Elle révèle.
Elle se met au service tout entier du point d’équilibre.
Elle tient l’ensemble.
L’élaboration, la mise au point puis la maîtrise de la fortification bastionnée sont bel et bien la conséquence logique d’une approche rationnelle du problème de la défense, tel qu’il est posé, à partir du du milieu du XVe siècle, avec l’emploi du boulet métallique. Les impératifs de la tactique militaire, les lois de la balistique et les règles de la construction vont décider, une fois pour toutes, des nouveaux principes de plan et de la coupe des ouvrages fortifiés, traçant leurs figures, modelant leurs volumes ; l’optique et la balistique se rejoignent pour dicter aux enceintes leurs profils, suivant un double objectif apparemment contradictoire : tout découvrir de l’espace où va s’approcher l’attaquant, pour mieux tout masquer de l’espace où se tient le défenseur. Cette approche organise l’espace, le structure dans ses trois dimensions, finit par sculpter la matière : le terrain est à l’ingénieur ce que la glaise est au sculpteur. (...)
Le premier principe fondateur de la fortification bastionnée réside dans sa coupe. Il porte un nom : le défilement. Pour échapper aux tirs de l’artillerie ennemie, l’enceinte doit se développer selon un plan horizontal et non plus vertical jusqu’alors. Aux remparts médiévaux, hauts parfois de plusieurs dizaines de mètres, succèdent des enceintes émergeant à peine du niveau du sol et progressant à l’horizontal. Le fossé demeure néanmoins un élément majeur du nouveau dispositif, délimité du côté ville par le mur d’escarpe, du côté campagne par le mur de contrescarpe. (...)
Couronnant le mur de contrescarpe et défendant le fossé, le chemin couvert est une sorte de chemin de ronde à ciel ouvert destiné à la surveillance et à la défense des abords de la fortification, un chemin couvert par les défenseurs positionnés sur les bastions et les courtines.
Au-delà, le glacis s’étend en profondeur sur plusieurs centaines de mètres tout autour de la place ; simple surface enherbée, le terrain a été méticuleusement nivelé de manière à ce qu’aucun point n’échappe à la vue et aux tirs rasants des défenseurs. (...)
Le second principe fondateur réside dans son plan. Il porte un nom : le flanquement. En plan, chacun des ouvrages composant l’enceint doit être défendu par les tirs croisés des ouvrages collatéraux ; on parle alors de « flanquement réciproque des ouvrages ». Des angles bien tracés doivent permettre de supprimer tout angle mort. Tout l’espace environnant la place, ses fossés comme son glacis, doit être entièrement balayé par les tirs des pièces d’artillerie comme les fusils de rempart. Il ne doit y avoir aucun point où l’attaquant puissent trouver refuge. (...)
Voilà définie une architecture de l’horizontalité, des volumes complexes mais toujours horizontaux aux regards du paysage, des volumes en revanche verticaux pour l’homme quand il se trouve au fond du fossé. Si ces volumes sont difficilement compréhensibles pour celui qui se trouve à leur pied, la vue à vol d’oiseau, la perspective cavalière ou encore la maquette permettent d’en rendre intelligibles les formes comme le tracé général. Sans recours aux outils de représentation, la forme d’une place forte demeure ainsi une forme cachée, en raison même de sa grande dimension.
Philippe Prost, Vauban le style de l’intelligence, éditions Archibooks, 2008
Point d'équilibre
Il est celui qui rassemble,
Qui oriente.
Nous travaillons autour de lui et pour lui.
Il est un point à souligner, à faire exister, à révéler.
Il est spatial.
Sans lui, pas de partage, pas de vie.
« Le Parthénon, terrible machine, broie et domine ; (…) il impatronise son cube, face à la mer. »
« Le Parthénon (…) tient tête à tout le paysage (…) il est le lieu mathématique du site entier, et toutes les arêtes de son cristal répondent au paysage comme en écho. »
Le Corbusier, Le Voyage d’Orient, 1911
Le Corbusier, Sur les quatre routes, 1941
On sait que l’une des émotions architecturales les plus fortes, peut-être la plus forte qu’ait jamais ressentie Le Corbusier, fut la découverte de l’Acropole d’Athènes, et en particulier celle du Parthénon : Tout au long de sa vie, il n’a cessé de le dire. (…) Charles-Edouard Jeanneret peint un premier tableau, La cheminée, après en avoir fait un dessin préparatoire. (…) Que représente La Cheminée ? Le tableau met en scène, à côté de deux livres posés à plat, un cube blanc qui se reflète sur la tablette polie d’une cheminée. Le cube n’est pas une boîte ou un objet quelconque : C’est un prisme énigmatique et lumineux. Il est ici le Parthénon de la représentation. (…) : Le Corbusier nous le confirme bien des années plus tard, en 1951 : « 1er tableau 1918. Espace, Lumière, intensité de la composition. A vrai dire derrière cela est présent le site de l’Acropole. »
Jacques Lucan, Acropole, Tout a commencé là.. , Le Corbusier, une encyclopédie,
1987
Matière sublime
C’est la quête de Bernard Huet.
C’est transformer la banalité en sublime.
C’est affirmer que le poché de la ville a besoin d’architecture.
Peu importe l’échelle.
C’est relier Huet à Newman.
Organiser un territoire.
Le poché se modèle. Ce travail sur la matière doit orienter tout un site.
La réflexion doit toujours dépasser les limites cadastrales.
Le public privé.
« La question de la banalité pose deux types de problèmes à l’architecture. Le premier renvoie à la très fameuse question posée par A. Loos : « combien y a-t-il d’art en architecture ? » Encore faut-il se souvenir que cette question est posée en conclusion d’un long développement où il oppose la maison à l’œuvre d’art. Loos répond qu’une très petite partie de l’architecture relève de l’art. A ce point, on peut se poser deux autres questions. « Quelle est la part de l’architecture qui ne relève pas de l’art ? A quel moment et comment intervient l’art dans l’architecture ? Nous savons, toujours pas Loos, que tout ce qui relève de l’utilité, de l’usage, de la fonction dans l’habitation doit, à juste titre, être exclu de l’art ; autrement dit, tout ce qui relève du typologique, de l’ordinaire, du lieu commun. Pour paraphraser un mot célèbre de R. Venturi, on pourrait dire qu’une œuvre d’architecture, c’est de la typologie « ornée ». Le travail de l’architecte est proche de l’alchimie qui peut « transformer une brique en or » et qui sublime la banalité typologique par une subtile mutation artistique. Le second problème concerne le métier de l’architecture. C’est-à-dire la mise en œuvre d’un savoir transmissible qui ne relève ni de l’imagination, ni de l’inspiration et encore moins de l’expression singulière d’une créativité. Les anciens traités d’architecture n’avaient pas d’autre ambition que d’apprendre à résoudre correctement un problème d’architecture: disposer, ordonner, composer et proportionner un édifice quelconque et produire une architecture ordinaire de qualité. En fait, celle dont les villes sont faites et dont elles ont le plus besoin.
C’est dans la maîtrise de la banalité, sans effet superflu et sans rhétorique, que réside la quintessence du métier d’architecte. Et, s’il est encore vrai, comme disait C.N. Ledoux, que « l’art est la perfection du métier », on pourra rendre la banalité intéressante, plus qu’intéressante, belle, plus que belle, parfois sublime. Mais ceci est une autre histoire. »
Bernard Huet, Banalité ou la quête du sublime